Alexis gorodine
(né en 1954)
« La peinture comme signe révélateur de la fragilité du monde »
Biographie
Qu’est-ce que l’art de peindre, dès lors qu’il vous situe, en tant que spectateur, dans le battement de l’espace et des figures amenés sur la toile, au bord de leur évanouissement, cela pour que vous saisissiez le paradoxe entre le lent travail de la peinture et le dévoilement d’instants spécifiques qui relèvent des visions d’un monde tenu pour disparaissant, c’est à dire arrivé à l’inquiétant de son congé universel, quoique extraordinairement muni de beauté ? La peinture de Gorodine – en héritage de certains paysages cézanniens mais aussi de l’extraordinaire tapisserie à la Licorne du Musée de Cluny, laquelle tient inscrite dans son haut cette déclaration magnifique : «A mon seul désir» – fait déferler devant notre regard l’épreuve et le témoignage des états d’un monde dont il est avéré que nous pourrions bien ne le ressentir et l’éprouver qu’à partir de la transformation de sa fragilité en catastrophique et exponentiel démantèlement.
Aussi, cet art de peindre de GORODINE – animalcules, oiseaux, créatures voisinantes aux marécages et vieux bocages, paysages de marches, limitrophes, inter-zonés- vient à me toucher parce que je le perçois en continuité solidaire de la magistrale et poétique fresque horticole de la Villa Livia, retrouvée à Rome, haut moment de la dépiction antique, composé il y a vingt siècles pour la chambre majeure d’une demeure impériale, en l’honneur de la rareté du jardin. Ce jardin peint imposait au spectateur tout un appareillage de la distance, pour lui remontrer que l’art du peintre est foncièrement au service de ce qui ne peut être saisi et dévoré par l’empire cyclopéen du voir, ce que nous pourrions appeler l’ineffable en même temps que l’irreprésentable. Dimensions d’expérience fort éloignées de la mentalité romaine adaptée aux juristes, ingénieurs, commerçants et foules asservies à l’exténuation, lesquels ne comprenaient guère à l’intouchable de l’invisibilité, autrement dit à ce qui échappait à toute représentation et prédation. Il aura fallu l’intervention d’un christianisme clandestin, d’un judaïsme moins légaliste et plus philosophe, avec la renommée de la pensée contemplative de Plotin pour accompagner la fin d’un empire outrancièrement colonisateur et matérialiste. L’actualité de notre monde capitaliste mondialisés n’en est finalement que la suite rejouée, dont nous ne savons à l’heure rien de la transformation obligatoire alors que les signes de la catastrophe collective crèvent les yeux, dont il nous semble qu’ils ne veulent pourtant rien y voir ! C’est pourquoi, en dépit de l’état engloutissant des choses potentiellement à voir, puisque nous serions dans une société dominée par les images, la peinture est plus que jamais en destinée de résistance à l’obligation de faire de nos vies une participation à la surveillance digitale généralisée. Elle n’est pas dépassée, certes pas, mais elle appartient à l’épreuve conséquente des langages sommés de disparaître. C’est tout comme l’homme, aujourd’hui si fragile de son installation a priori dominante, alors qu’il sera devenu l’exterminateur d’une foultitude d’espèces dans un jardin planétaire dont il ne peut constater à l’heure qu’il est qu’il l’aura eu en fort mauvaise garde… La peinture n’est donc jamais seulement de force imageante, matérialisation de ce qui devrait être figuré comme attestation des puissances du voir, mais un ouvrage qui tient au singulier de ce battement incomparable entre la proposition du peintre et la vacance du regard de celui qui ne s’attendait pas à voir ce qui vient à se révéler «sous ses yeux». C’est pourquoi Matisse, alors qu’il avait un cours à Montparnasse, disait à ses élèves de peindre le visible à partir de «ce qu’ils ne voyaient pas».
Ainsi, nous pouvons attester que Gorodine fait perdurer dans notre temps cette pratique privilégiée de la peinture comme celle d’un dépassement du contrôle par le voir, pour nous remettre à l’expérience intime et insaisissable de la contemplation, toujours singulière et foncièrement résistante à une définition généralisée du rôle des images. En cela, cette peinture là rejoint l’ incommensurable. L’oeuvre, elle, vient nous informer de la liberté en tant que résistance intrinsèque à être détenu et rendu captif par tout commerce, y compris de la peinture même. Elle garantie un ouvert , une vacance du regard inspirée par l’oeuvre travaillée en tension entre ce qui est manifesté et l’insistance d’un retrait impérieux qui tiendrait à l’ immatérialisable de la part secrète, décisive et agissante…
Gorodine, avec l’intermédiaire de son métier assuré, arrive à cet état suspensif de la peinture qui produit la représentation non pas comme un objet plein et fermé, ajouté à l’invasion de tous les autres, mais comme une épreuve de l’éloignement… Cette peinture bien menée, source de délectation, est intervenue dans notre vie comme signe participatif de la révélation de cette fragilité magnifique du monde autant que du génie inattendu de la résistance aux puissances qui prétendent faire plier l’irréductible de la sensibilité. A ces fins, muni d’un métier longuement éprouvé, servi par des procédés bien sentis, Gorodine reprend à l’histoire séculaire de la peinture, la marche dans le paysage, sans excès cosmétiques ni l’insistance tapageuse. C’est en cela que nous l’aimons.
Chaque matin, en effet, nous nous reprenons à revisiter avec cette peinture accrochée à nos cimaises domestiques, les bords de la Marne, tels que «voyagés» par notre artiste. Parce que son métier nous l’accorde, ce n’est pas seulement une transposition picturale d’un site que nous avons ainsi à la disposition de notre quotidien, mais une participation reconstituante à la traversée singulière de l’auteur, gage d’une espérance dans l’exception de la vie personnelle qui vaut d’être vécue en partage fraternel de la sensibilité fine.
JR.Loth – 14/10/2014
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